l’arrière-cour

En collaboration avec Vicente Lesser
sur une invitation d’Adrian Fernandez Garcia
dans le cadre du parcours Art au Centre Genève

Du 8 décembre 2022 au 5 mars 2023

© Thomas Maisonnasse

Une impression de…

Sur ta route, tu admires une façade, les gravures, les moulures, tu n’es visiblement pas chez n’importe qui. Du haut de leur colonne, des lions te scrutent. Tu doutes : sont-ils là pour t’accueillir ou pour te refuser l’entrée ? Toi qui ne te ballades pas flanqué.e.x de félins majestueux, tu ressens soudain la hiérarchie qu’ils instaurent entre ta personne et ce dont ils sont les gardiens. L’espace d’un instant, tu envisages d’accéder au musée, mais une haute volée de marches finit de te convaincre que tu n’en es peut-être pas digne. Sous tes yeux, la ville se transforme en un espace empli d’yeux qui ne peuvent pas voir et de bouches qui ne peuvent pas parler mais qui pourtant hurlent leurs commandements, intimident, dissuadent à demi-mots. Alors que tu admires la finesse des arabesques d’un portail en fer forgé, tu ne peux t’empêcher de penser que ces ornements sont aussi des morceaux de métal qui finissent en pointe. Ton petit corps mou n’aurait aucune chance contre lui. 

De l’environnement urbain occidental, Jeanne Tara relève les éléments architecturaux marqueurs d’autorité, de classe ou de territoire. Elle s’intéresse aux formes qui obstruent, empêchent et entravent les corps et les esprits. Ces formes, elle les aime ambiguës. De celles qui régnaient avant l’inox des boulons anti-skaters et des pics anti-SDF assumées. Son registre se nourrit de l’époque où les métiers d’art et d’artisanat servaient aussi à dissimuler la violence de la contrainte. 

Lorsque ce qui est de l’ordre de la séduction, du plaisant, devient empêchement, Jeanne embrasse le paradoxe et s’y installe. Pour elle, il ne s’agit pas de remplacer la force du lion par la fluidité de la pieuvre, mais de détruire les colonnes, de plier le métal de ses mains, d’annuler le territoire et la limite, la contrainte et les hiérarchies. Les aigles et les sphinx sont découpés, morcelés, recadrés. Les damiers ondulent et les portails sont retournés. Dans la rigidité du monde, Jeanne trouve les moments et les espaces charnières, habite l’entre-deux, voit luire le transitoire et adopte l’indéfini. Elle ne cherche ni la force de l’explication, ni la solidité de l’argument qui doit convaincre, car dans une bataille, pour que l’un gagne, l’autre doit toujours perdre. Sans s’exprimer dans le cadre des contraires, progressivement, un coup après l’autre, elle rassemble ses observations et en fait les ruisseaux d’une réalité parallèle – un monde dans lequel la communauté est une bénédiction mais le pouvoir, même dans sa forme la plus douce, une infamie. 

Immobile et immuable, l’architecture n’a d’autre choix pour se déplacer que d’élire domicile dans les gens – le mou, parfois, est plus fort que le dur. Pour Jeanne, tout commence par des envies plastiques, esthétiques. Des formes lui tournent autour et l’habitent, jusqu’à ce que survienne le moment de l’appropriation. La reformulation passe par la main, les muscles, le corps. Ce corps qui, dans l’œuvre de Jeanne, n’est jamais représenté mais toujours présent, avec lequel elle prend la mesure de ce qui l’entoure et qui est son premier outil. Ce corps de femme qui sait que l’ordre des choses n’a pas été conçu pour elle. Mais l’ordre des choses ne se contente pas de rester là comme un aigle de pierre. Comme le pain, il faut le faire, le refaire tout le temps. Pour travailler le métal, pas besoin d’être une armoire de muscles qui s’allume sa clope avec son fer à souder. C’est en transformant le rapport de son corps aux matériaux que Jeanne transforme son rapport au monde, et par l’apprentissage qu’elle ramène les choses à son échelle. Quand ses mains s’attaquent à des problèmes qui peuvent être résolus, son esprit, lui, entrevoit des réalités différentes. Il apprend à aimer imperfections et incohérences qui ne sont que les autres noms de l’existant – une sorte d’humilité que n’auront jamais les lions sur leurs colonnes. 

Roxane Bovet