L’utile et l’agréable

Exposition personnelle à Andata.Ritorno, Genève, du 16 mars au 8 avril 2023

© Carla da Silva et YAL

Nous ne pouvons nous empêcher de lire. Lire des objets, des choses, des nuages, des squelettes, des traces d’animaux. Nous lisons des corniches, des chapiteaux de colonne, des pinacles. Et nous disons combien ils font partie de l’histoire et de l’identité d’une ville. De l’extérieur, côté est, le bâtiment d’Andata.Ritorno présente deux frontons l’un au-dessus de l’autre. C’est qu’un étage a été ajouté. Côté nord, un nuage sombre avance et nous disons qu’il va pleuvoir.

Nous lisons avec des lunettes ou sans, sachant plus ou moins lire. Il y a parfois, dans ces lectures des
surinterprétations. En archéologie classique, on attribuait (et aujourd’hui fréquemment encore) les tombeaux contenant des bijoux à des personnes décrétées femmes à la naissance et les tombeaux contenant des armes à des personnes décrétées hommes à la naissance.

Pour certaines lectures, en revanche, il faut aller explorer les sous-sols, les espaces de l’oubli, de
l’annihilation culturelle, de la conscience et du corps. Entre ce qui est déterré et ce qui sera enseveli, il reste ce qui ne sera jamais retenu et qui sera à jamais perdu. Quelque chose de non lu, sans signes visibles. Là, se situe le travail de Jeanne Tara. Les éléments architecturaux qu’elle reprend sont historiques (le récit attesté des bonnes familles) mais leur sens, leur signification gestuelle, est ce qui n’a pas été et ne sera sans doute pas écrit. Ce sont les gestes, les sensations d’une masse anonyme qu’on soupçonne mal et qui a fabriqué au fil des siècles les ornements fonctionnels (l’utile) architecturaux pour le prestige (l’agréable) de leurs patrons. À son tour, le prestige a fabriqué des fantômes. Ce que nous avons en commun avec la masse anonyme oubliée, c’est un corps. Et Jeanne Tara l’utilise. Pour apprendre et vivre ce que les fantômes on appris et vécu. Par imitation, par répétition, par intégration, par intuition, par supposition, elle réapprend, ou réinvente, les gestes que l’histoire a omis. Et puisque l’histoire n’assume pas ses omissions, elle comble les lacunes historiques et archéologiques d’une narration classique trop souvent excluante par des récits conjecturaux.


Chaque élément de chaque œuvre est peut-être un hommage à la masse anonyme, composée de celles et ceux qui, le soir venu, s’endorment le corps endolori. Mais surtout, c’est un remède, une prophétie préventive qui réconcilie les fantômes avec l’existence et leur redonne un corps. Nous sommes sur le territoire des connaissances tacites, comme au moyen-âge, quand un apprentissage pouvait durer douze ans. Pas de cours, pas de théorie, pas de livres. Des corps. Des corps qui apprennent à travers d’autres corps. Des corps anonymes.

Mais comme dans toute pratique artistique, parler d’une chose est un prétexte pour en penser d’autres. Les omissions de l’histoire perdurent, et Jeanne Tara le sait. Elle sait qu’en ce moment même, une masse anonyme est en train d’être fabriquée. Des personnes vivantes, fantômes du futur. Des personnes hybrides, dans des temps hors de l’histoire et dont les origines paraissent peu claires, une identité sans nom et si un nom à leur identité s’invente, il s’intègre mal. Et on leur retire un maximum de droits. Par exemple celui de débarquer de leur radeau de fortune sur les côtes européennes, pour qu’au final elles ne fassent pas partie du futur, de l’histoire qui sera imminemment écrite. Dans cette nouvelle histoire, on retiendra l’action d’empêcher de débarquer sur les côtes européennes et non l’action (échouée) de débarquer.

Pour ces raisons, l’anachronisme, ou même l’atemporalité est capitale dans le travail de Jeanne Tara ; une responsabilité qu’elle prend en ajoutant de la mémoire là où il y en a pas et là où on est en train de l’effacer. Elle écrit des récits aussi spéculatifs que probables, car ces histoires anonymes se comptent à l’infini. Dans cette écriture, le sol se dérobe, le temps déborde puis disparaît, les ras-de-marées s’inversent et révèlent ainsi les lettres d’une langue qui s’invente pour déjouer l’oubli.

L.M. Cantori

Avec le soutien du Département de la culture et de la transition numérique de Genève